mardi 12 novembre 2013


La nouvelle du Président
Mikaël Ollivier

Jeu, set et match


Cédric servait pour le match.

Il regarda son adversaire de l’autre côté du filet et sut qu’il allait gagner. Il le sentait depuis le début du troisième set, mais là, au moment de se mettre en position pour servir, il en eut la certitude.

Son père était cuit, lessivé. Jambes écartées, ses chaussettes couvertes de terre rouge collée par la sueur, il avait le poids du corps sur les talons.

Combien de fois avaient-ils joué l’un contre l’autre ? Chaque dimanche matin depuis… Depuis huit ans.
   C’était son père, professeur de tennis de leur club, entraîneur et directeur technique des équipes junior et senior, qui lui avait appris à jouer. Cédric se souvenait de ses conseils, de sa grosse main sur la sienne quand il corrigeait sa prise sur le manche de la raquette, de sa patience quand il lui envoyait lentement les balles et de ses encouragements même quand il les manquait et fouettait le vide.
   ― Regarde ta balle ! lui répétait-il sans fin. Ce sont tes yeux qui dirigent ton bras.
   Cédric avait maintenant quinze ans et pour la première fois, il était en position de le battre. 6/7, 6/4, 5/2… Un match acharné. Durant les deux longs premiers sets, aucun des deux joueurs n’avait voulu concéder un seul point, comme si leur vie en dépendait, puis l’équilibre avait basculé dès le premier jeu de la troisième manche lorsque l’adolescent avait fait le break et n’avait plus cessé ensuite de dominer.
   Il prit une bonne inspiration, mit une balle dans la poche de son short et garda la seconde en main. Il positionna le bout de son pied gauche juste derrière la ligne blanche, sa jambe droite en retrait, légèrement perpendiculaire au court et fit rebondir quatre fois la balle au sol. C’était sa manière de se concentrer, une astuce, presque une superstition qu’il avait trouvée lui-même et à laquelle il tenait particulièrement parce qu’elle ne venait pas des innombrables conseils donnés par son père. Il faisait toujours cela en tournois dans les moments importants : si les quatre rebonds touchaient la ligne, il ferait un ace.
   La main qui tenait la balle soutint le cadre de la raquette quelques secondes pour un léger mouvement de balancier, le temps que le corps trouve son équilibre. Puis les bras s’écartèrent l’un de l’autre, la main gauche montant vers l’avant alors que le poids du corps passait sur la jambe arrière. Cédric se souvint des instructions de son père à ses débuts : lancer la balle jusqu’au ciel, la raquette qui doit faire une boucle dans le dos jusqu’à frôler les fesses et l’impulsion qui doit partir des jambes.
   La balle claqua, blanchit la ligne médiane de l’autre côté du filet et fit trembler le grillage du fond du court avant que son adversaire eût le temps de faire un seul mouvement.
   15-0.

   Michel était resté planté sur ses talons. Il se redressa et traversa d’un pas lourd le terrain vers la gauche pour y attendre le deuxième service.
   Il savait qu’il allait perdre. Il l’avait compris en remportant la première manche au tie-break. Il avait su, à l’instant, que plus jamais de sa vie il ne prendrait un set à Cédric. C’était ainsi : à quinze ans, on franchissait des étapes pour ne plus reculer. Il avait lui-même éprouvé cette règle trente années plus tôt.
   Michel n’avait jamais été nostalgique de son enfance ni de son adolescence, mais ce dimanche matin, pour la première fois, il regrettait sa jeunesse. Il n’avait que quarante-cinq ans, il était en pleine forme physique, encore classé 3/6, certaines de ses élèves d’à peine vingt-cinq ans le trouvaient très séduisant et le lui faisaient comprendre, mais plus jamais il ne battrait son fils au tennis.
   Perdre contre Cédric n’était pas le problème, c’était même plutôt une victoire puisqu’il lui avait tout appris, mais c’est ce que symbolisait ce résultat qui lui serra le cœur. Il était rendu sur l’autre côté du versant de la vie, celui de la descente. Il avait atteint un âge où on ne progresse plus. C’était incontournable et si, comme tout le monde, il s’y attendait depuis toujours, cela n’empêchait pas la brutalité de certains rappels de cette loi naturelle. Michel ne sentait plus dans ses veines cette force ascendante qu’il devinait derrière chaque geste de Cédric qui, comme toujours dans les moments tendus des matchs, fit rebondir quatre fois sa balle avant de servir, une manie qui l’avait toujours énervé.
   Cette fois, Michel sautilla sur place, une jambe après l’autre, souplement, sans quasiment détacher les semelles du sol, comme il l’avait si souvent conseillé à ses élèves et à son fils. Il voulait se battre jusqu’au bout. Pas pour lui mais pour Cédric, pour que sa victoire soit encore plus belle.
   Le service claqua et Michel tenta le tout pour le tout, comme un gardien de but sur un penalty. Il se lança vers la balle et intercepta sa trajectoire peu après le rebond, plaçant un spectaculaire retour le long de la ligne.
   ― Bien joué ! lui lança son fils.
   C’était de trop. Des mots en trop. Ce n’était pas « bien joué », c’était de la chance. Michel le savait, Cédric le savait. Le garçon avait voulu être gentil avant de battre son père et cette attention, dans le contexte de cette fin de partie, était involontairement cruelle.
   15-A.

   Cédric était content que son père ait pris ce point. Il n’aurait pas aimé terminer sur un jeu blanc.
   Il était excité, étouffant presque sous l’euphorie qui le gagnait. Il se sentait invincible, et il l’était. Il avait tant admiré Michel depuis toutes ces années qu’il le voyait donner ses leçons sur le court numéro 3, distribuant les balles à droite et à gauche avec nonchalance, le poignet souple, affichant cette aisance propre à ceux qui ont atteint un niveau de jeu suffisant pour oublier la technique. Il l’avait aussi beaucoup regardé quand il entourait la taille des jeunes femmes pour corriger leur position et accompagner leur mouvement ou, avec une pointe de jalousie, quand il entraînait les meilleurs joueurs de l’équipe junior dont l’un, Mathias Larue, trois ans plus tôt, était allé jusqu’aux qualifications à Roland-Garros.
   Ce matin, il allait le battre. Désormais, il était le plus fort, le meilleur joueur de la famille.
   Cédric se concentra un instant, lança la balle de la main gauche au-dessus de sa tête et frappa. Trop fort, trop vite. Le coup fut stoppé par la bande du filet. Un dimanche comme un autre, Michel lui aurait dit que la précipitation ne valait rien au tennis. Mais ce matin il se tut.
   Cédric se remit en position, sortit sa seconde balle de sa poche et décida de la lifter le long de la ligne médiane pour toucher le point faible de son père. Service-volée, haut sur le revers de Michel qui ne put que lui retourner un cadeau : une volée de coup droit qu’il n’eut qu’à déposer à contre-pied.
   30-15.

   Michel essuya sa main pleine de terre battue sur son polo, agacé d’avoir failli chuter devant Cédric, mais aussi d’avoir jeté un rapide regard alentour pour vérifier que personne ne l’avait vu. Quelle importance ? C’était aussi stupide que d’essayer de cacher sa calvitie naissante en se peignant chaque matin devant la glace de la salle de bains. Michel n’était pas coquet, il ne se souciait pas particulièrement de vieillir et pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’être contrarié chaque fois qu’il apercevait la peau rose de son crâne sous ses cheveux.
   Une image mentale en chassa une autre, avec la brusquerie et le désordre apparent dont usent les idées : il revit Cédric, un an plus tôt, se tenant sur la pointe des pieds pour montrer qu’il était presque aussi grand que son père. Maintenant, il le dépassait nettement. Maintenant, il était sur le point de le battre au tennis.
   Cédric était un garçon brillant et joyeux, un fils facile qui faisait l’orgueil de ses parents. Il comprenait vite, parfois plus que Michel depuis quelque temps, comme en informatique ou en tout ce qui touchait l’électronique à la maison. C’était lui qui installait les nouveaux logiciels sur l’ordinateur, écrivait le plus vite les SMS ou qui maîtrisait toutes les options du lecteur DVD alors que son père n’en retenait que les fonctions basiques. Le tennis était l’un des derniers bastions de Michel, l’ancien première série, le professeur, le père.
   Il se jouait beaucoup plus sur le court numéro 3 qu’une simple partie de tennis.
   Un nouvel ace. Michel s’en voulut : s’il ne s’était pas tant apitoyé sur lui-même et sur son crâne chevelu, il aurait pu intercepter le service de son fils et, pourquoi pas, remonter au score.
   40-15.

   Deux balles de match.
   Cédric savait qu’il n’en aurait besoin que d’une. Avant de prendre position, il leva la tête et regarda autour de lui le décor si familier du club de tennis. Il voulait profiter de l’instant, le graver dans sa mémoire. Il était en train de vivre une minute que ni lui ni son père  n’oublieraient jamais. Un moment historique dans le modeste cours de leur vie, l’un de ces évènements parfois minuscules qui les accompagneraient mentalement tout le long de leur chemin.
   Cédric croisa ensuite le regard de Michel et fit un effort pour ne pas sourire. Les positions s’étaient inversées : ce n’était plus lui, comme depuis toujours, qui regardait son père, mais ce dernier qui le scrutait.
   Avec toute l’arrogance de ses quinze ans, Cédric négligea de faire rebondir quatre fois la balle sur la ligne et, trop sûr de lui, servit à la va-vite, avec la même nonchalance qu’il avait si souvent vue chez son père quand il faisait des échanges avec ses élèves.
   Michel retourna le long de la ligne sur le revers de son fils, qui renvoya la balle d’un long lift croisé que son père, en bout de course, ne put remettre dans le court que d’un revers slicé beaucoup trop faible. Cédric, jeune matador donnant l’estocade, le cloua sur place d’un coup droit fracassant.

   Jeu, set et match.

   Michel sourit et fit l’effort de rejoindre le filet en petites foulées.
   Au milieu de toutes les pensées qui se bousculaient dans son esprit, il en eut une pour le professeur de tennis de son enfance, le jour, à dix ans, où il lui avait annoncé fièrement son premier classement. Cet homme, Luc, ne devait pas être plus âgé que lui aujourd’hui et pourtant, il se souvenait qu’à l’époque, de son point de vue d’enfant, il le considérait comme un vieux.
   Michel, qui se sentait pourtant encore jeune, prit conscience qu’il avait désormais atteint cet âge qu’enfant, comme sans doute Cédric à l’instant même, il pensait inaccessible.
   Son fils l’attendait, triomphant, même s’il cherchait à cacher sa joie, avec dans les yeux un vif éclat qui venait de s’éteindre dans les siens. Qu’avait-il encore à lui apprendre ? Le relais était passé, irrémédiablement, logiquement, naturellement.
   Un instant, Michel revit Cédric enfant, adorable quand il dépassait à peine le haut du filet, sa raquette plus grosse que lui.

Lire la nouvelle du Président 2012, Jean-Philippe Arrou-Vignod c'est ICI



Le Jury 2013



Mikaël Ollivier
Ecrivain- Scénariste- Directeur de collection
Crédit photo : Marc Mameaux



Alfred Gilder
Président du Théâtre 13, écrivain
Secrétaire général de l'A.E.C 
(Association des Ecrivains Combattants)

Fabien Pesty
Lauréat Don Quichotte 2012

Jean –Pierre Hutin 
Ingénieur, auteur, 
créateur du concours de nouvelles EDF. 


Pascale Richard 
 Attachée de presse aux éditions
 Gallimard adultes

Bertrand Runtz 
 Auteur – Photographe -Sculpteur
Crédit photo : Daniel Cousin

Vincent Jabourek –  Libraire
 Librairie Dédicaces, Rueil Malmaison 

Nadine Blondeau 
Enseignante 


Florence de la Guérivière 
Romancière 

Denise Popoff 
Bibliothécaire- Médiathèque

Marie Franchin
Responsable du Pôle actions et 
développement culturels- Médiathèque

Anne-Valérie de Driesen
Bibliothécaire - Médiathèque

Patricia Arrou-Vignod
Ancienne institutrice en maternelle
Membre du comité de lecture de 
Gallimard Jeunesse.

Jennifer Cedolin 
 Documentaliste Lycée Richelieu

Nathalie Tugène 
Bibliothécaire - Médiathèque

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