vendredi 23 mars 2012

Jury 2012

Jean-Philippe Arrou-Vignot


La nouvelle du Président



Dix étés

1
De mes premiers étés, je ne sais rien. Ai-je seulement vécu dans ce monde en noir et blanc dont témoignent les photos de famille ?
Je dois avoir quatre ans. Il y a une 2 CV décapotable, les assiettes d’un pique-nique sur un plaid à carreaux. Les oncles portent des slips de bain en V, les femmes des maillots à bonnets. Bagnols sur Cèze, Khouribga, Bijou Plage, La Bauche : les lieux mêmes ont des noms désuets de vacances d’un autre temps.
Mon père est médecin dans la colo où nous passons un mois. Pipe à la main, bras nus, il a le visage rieur et poupin d’un très jeune homme. Mes frères et moi faisons cercle, bouche ouverte, autour d’un personnage à pantalon rayé, chapeau haut de forme et fine moustache dessinée au bouchon brûlé.
C’est maman, nous le savons, déguisée pour la fête du 14 juillet. Notre terreur pourtant de la reconnaître dans cet étrange bourgmestre, comme si elle avait été victime de quelque métamorphose de conte de fée.

2
J’ai dix ans. Je lis Zembla et Blek le roc derrière les volets clos.
Sur la plage, je cherche l’ombre, portant mon bras plâtré jusqu’au coude dans un sac en plastique pour le protéger du sable. Des transistors, sous les parasols, retransmettent l’étape du tour de France. Les journées sont si vastes, les grandes vacances une suite d’heures interminables incendiées de soleil et d’ennui. Je le sais : rien ne sera jamais à la hauteur de cette promesse. Je me déteste d’être enfant, prisonnier de l’incomplétude de mon âge et d’une vie sans aventure. Dès la fin de juillet, je me surprends à rêver de rentrée des classes, de cahiers neufs et des premières pluies d’automne.
Le plâtre enlevé, à la fin des vacances, mon avant-bras est devenu si léger qu’il s’élève tout seul, inexplicablement.

3
Je n’aurai jamais douze ans.
En cette fin d’été, la santé de mon grand-père s’est brusquement dégradée et l’on repousse jour après jour mon anniversaire.
Finalement, mes parents se décident. Je reçois des cadeaux dont je ne me souviens plus. Mon grand-père décède le lendemain.
Tristesse mêlée d’une culpabilité diffuse, comme si sa vie avait été suspendue à des bougies qu’on souffle.

4
Je m’entraîne à retenir ma respiration.
Poumons bloqués, je fixe la trotteuse sur ma montre toute neuve. C’est la fin août dans la maison de Saint-Vivien. Sous le noyer, on met la table, les cousins jouent au badminton sur la pelouse. Je résiste jusqu’à l’éblouissement. Quand je relâche enfin mon souffle, la trotteuse marque 3 mn 27.
Plus tard, je serai peut-être nageur de combat, ou cosmonaute, ou agent secret. Je m’entraîne pour ce jour-là.
En attendant, je commence dans un cahier Constellation l’histoire de deux collégiens détectives qui portent mon prénom et celui de mon meilleur copain.

5
King’s Lynn, 1974.
C’est le soir, l’heure de Top of the Pops dans la maison encombrée de téléviseurs et de marmots bruyants où je loge. Au-dessus de la ville, le ciel est plein de nuages et d’oiseaux. Je file par les rues à vélo. J’ai seize ans, elle en a dix-sept, un visage snob un peu hautain, des jambes longues et racées, des talons plats. A mesure que j’approche, mon cœur s’emballe. Son boy-friend est français, il la rejoint dans trois jours m’a-t-elle dit, avant de glisser sa langue dans ma bouche. « Tu ne feras pas d’histoires, promis ? »
Trois jours, c’est bien peu. Mais si long aussi quand une fille vous a donné sa bouche et un rendez-vous au crépuscule, à l’entrée sud du parc.
J’ai, dans la poche, des John Player Spécial en paquet de dix et je commence à vivre.

6
Dix-huit ans. Me voilà majeur et le service militaire me pend au bout du nez.
Dans la chambrée de la caserne de Tarascon où je fais mes trois jours, le lit du haut est occupé par un appelé aux oreilles prodigieusement décollées.
Sur ses genoux, un illustré de Blek le roc me donne un instant l’illusion d’une complicité. Je déchante vite. Les yeux exorbités par la concentration, soufflant fort par les narines, il saute les pages en noir et blanc pour ne lire que les pages couleur.
Je m’échappe dans le bruissement assourdissant des cigales avec l’impression d’avoir établi un nouveau record d’apnée.

7
Lumière du nord. C’est l’été 79. Morsure du froid et du cognac que le steward distribue sur le pont à l’instant où nous franchissons le cercle polaire.
La mer est lisse comme un miroir, parcourue de grands oiseaux furtifs et lents qui accompagnent notre sillage. Le paquebot est grec, l’équipage philippin. C’est notre premier voyage. Notre cabine de jeunes mariés n’a pas de hublot. Deux couchettes vissées au sol, une odeur de goudron qui prend à la gorge. Qu’importe. Nous avons vingt-et-un ans, tout est neuf, lumineux. De ce que sera cette vie, nous ne savons rien sinon que, désormais, elle nous appartient.
Pour la soirée du capitaine, je remets le costume de nos noces. La chemise à col cassé n’a pas eu le temps de se froisser.

8
Août 84, Alpes de Haute-Provence. Notre fils a quelques semaines, moi déjà l’âge de mon père sur les photos de mon enfance.
La maison de location ouvre sur un jardinet d’herbes jaunes. L’eau du lac est vert pâle, glacée ; on en en garde tout le jour sur la peau une odeur douceâtre de vase et de farine.
Les grands-parents de P. habitent le hameau tout proche. A l’heure du déjeuner, on remonte lentement de la baignade, le ventre vide, les sandales résonnant dans les ruelles comme des rafales d’amorces. Il faut batailler pour couper au vin d’orange du grand-père. On se laisse tenter, finalement… Après tout, qu’a-t-on à faire de tout l’après-midi, sinon paresser à l’ombre devant La croisière s’amuse ?
L’été passe ainsi. Un matin, dans la boîte aux lettres, une enveloppe épaisse. Je l’ouvre. C’est un livre à couverture blanche. L’exemplaire justificatif de mon premier roman que je tourne, incrédule, entre les doigts sans oser l’ouvrir d’un long moment.
Au lac, ce jour-là, je flotte entre deux eaux, testant la portance du bonheur.

9
Espagne. Devant la petite terrasse où j’ai pris l’habitude d’écrire, chaque été, les frondaisons des pins ont un dessin ombré et délicat d’encre japonaise.
A mesure que l’après-midi avance, le vent se lève, en faisant grincer les ramures comme des haubans. Cette rumeur, dans le silence de l’été, ne me laisse pas tranquille : c’est la solitude de l’écriture devenue sensible.
Parfois, le frisson d’un buisson d’agave salue d’un applaudissement discret la fin d’un paragraphe. Dans les profondeurs de la maison, les enfants font la sieste. C’est l’heure chaude. Murmures d’eau dans les piscines alentours, lointain plop plop  quelque part d’une balle de tennis apporté par le vent… Des échardes de soleil percent l’ombre des pins, gagnant ma table carreau par carreau. J’ai beau me replier de plus en plus loin sous l’auvent, je ne peux échapper bientôt à sa morsure sur mon bras. C’est le dehors qui me déloge.
Il est temps d’arrêter mon travail. Temps de retrouver, sous l’ombre de la pergola, les enfants qui croquent à belles dents dans un quartier de pastèque juteuse.

10
Juillet 2012.
P. et moi quittons la maison d’Espagne, devenue avec le temps celle de nos étés. Notre fille y reste seule, pour la première fois, avec son compagnon.
C’est là qu’elle a appris à nager. A monter le ranch Playmobil. A lire Fantomette et Alice détective. A n’avoir plus peur des méduses. A observer les pluies d’étoiles. A peindre des galets ramassés sur la plage. A manger ses premiers oursins sans se piquer les doigts…
La jeune femme que nous quittons a vingt-cinq ans et conduit sa propre voiture. La semaine prochaine, elle accueillera ici son frère, venu de Montréal avec la femme qu’il aime.
Il est temps de partir. De les laisser être adultes. Nous nous éloignons sans bruit.

*
* *
Est-ce encore l’été ?
Nos enfants grandissent. Nous vieillissons. Nos parents s’approchent inexorablement de la porte silencieuse. Des amis disparaissent.
Je ne suis pas devenu agent secret, ni nageur de combat. J’écris des livres.
De ces étés, que reste-t-il ? A combien de bonheurs, de deuils aussi, auront-ils donné l’intensité de leur éclat ? Ils ont passé, comme passent nos vies.
Bientôt ce sera l’automne. Sur les marchés, on trouvera les premiers raisins, les cèpes. On reviendra chez nous avant la pluie, panier au bras, accueillis dans l’entrée par des lueurs changeantes de lanterne magique.
Sur l’ordinateur du bureau, dix vignettes colorées tournent sans fin. Dix photographies.
Dix étés qui passent et repassent en boucle sur l’écran de veille de notre mémoire.


*****************


Pour cette première édition, Jean-Philippe Arrou-Vignod nous a fait l'honneur de présider le jury. 
Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres, il est l’auteur d’une trentaine de romans, tant pour les adultes que pour la jeunesse.

Il obtient en 1984, le prix du Premier roman pour Le rideau sur la nuit et le prix Renaudot des lycéens en 1997 pour L’Homme du cinquième jour, tous deux publiés dans la collection blanche, chez Gallimard.

Un autre de ses romans, Le conseil d’indiscipline (Gallimard) a été adapté à la télévision par Jean-Pierre Vergne sous le titre Venise est une femme.

Editeur, il a dirigé la collection Page Blanche et s’occupe aujourd’hui, toujours chez Gallimard Jeunesse, de la collection Hors Piste, destinée au public des 9-12 ans.

En 1999, sa pièce, Femmes, a été créée à Avignon par Jean-Pierre Bouvier, avant d’être reprise au théâtre Mouffetard et au théâtre du Palais-Royal.


Scénariste, il a écrit deux épisodes de la série Navarro et un Commissaire Moulin.


Il a publié en 2010 La famille aux petits oignons, une compilation des aventures autobiographiques des frères Jean, une fratrie pas comme les autres. 




Le Jury 2012




1-Président du Jury :
Jean-Philippe Arrou-Vignod,
Ecrivain, directeur de collection chez Gallimard. 
2- Alfred Gilder
Président du Théâtre 13, écrivain
Secrétaire général de l'A.E.C (Association des Ecrivains Combattants)
3-Brigitte Aubonnet
Directrice de publication «Encres Vagabondes » et romancière  
photo Jean-Luc Paillé
4- Jean-Pierre Hutin, ingénieur, auteur, créateur du concours de nouvelles EDF.
5-Pascale Richard
Attachée de presse aux éditions Gallimard adultes
6-Fabrice Blondeau
Libraire, Librairie Dédicaces, 
Rueil Malmaison
7-Vincent Jaboureck
Libraire, Librairie Dédicaces, Rueil Malmaison
9-Marianne Perruche
Professeur agrégé de Lettres Modernes, écrivain
8-Florence de la Guérivière
Romancière



10-Denise Popoff
Bibliothécaire
Médiathèque Jacques Baumel, Rueil Malmaison
11- Pascale Ohana
Bibliothécaire,
animatrice atelier écriture adultes
Médiathèque Jacques Baumel, Rueil Malmaison
12- Anne-Valérie de Driésen
Bibliothécaire
Médiathèque Jacques Baumel, Rueil Malmaison
13- Sylvie Dagallier
Administratrice Forum littéraire
14- Jennifer Cedolin
Documentaliste Lycée Richelieu
15-Nathalie Tugène
Bibliothécaire, coordinatrice de Lir'Ado
Médiathèque Jacques Baumel, Rueil Malmaison





Pour tout renseignement, vous pouvez contacter à la Médiathèque : 

 




Carole Berte
Conservateur en chef
Directeur
Coordination générale du concours.
cberte@mediatheque-rueilmalmaison.fr







Marie-Line Musset
Réception des nouvelles et renseignements pratiques.
marielinemusset@gmail.com


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